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création de Gruß-Moment 2 de Wolfgang Rihm
Patricia Kopatchinskaïa, Camilla Tilling
Il y a un peu plus d’un an, Pierre Boulez nous quittait, dans sa quatre-vingt onzième année (6 janvier 2016). Quelques jours après l’inhumation au cimetière de Baden Baden, ville où avait élu domicile, dans les années soixante, le compositeur français (mais citoyen allemand depuis que, lors des guerres de décolonisation, nos douaniers lui refusèrent l’entrée dans son pays grâce au zèle des services de renseignement), une cérémonie eut lieu en l’église Saint-Sulpice, à Paris, pour rendre hommage au chef de file postsériel, au créateur de l’Ircam et de l’Ensemble Intercontemporain, à l’instigateur de la Cité de la musique, de la Philharmonie et de l’Académie du Festival de Lucerne, au théoricien, au successeur de Lenny Bernstein à la tête du New York Philharmonic, au chercheur, à la baguette de la fameuse Tétralogie du centenaire à Bayreuth, etc., et principalement à l’auteur d’un catalogue, succinct mais essentiel, d’œuvres toutes déterminantes, aussi bien pour son propre accomplissement que dans le legs à de nombreux créateurs.
Depuis, plusieurs concerts furent donnés à sa mémoire. Quelques compositeurs lui dédient leur nouvelle pièce. C’est le cas de Wolfgang Rihm, l’ami de Karlsruhe, avec Gruß Moment 2, in memoriam Pierre Boulez, que Simon Rattle crée ce soir à la tête de ses Berliner Philharmoniker. Il s’agit clairement d’un tombeau, avec quelques réminiscences du dédicataire. Le hautbois commence par une mélodie qui rappelle l’ombre double, installant immédiatement un recueillement sévère. À ce mélisme tout à fait boulézien répondent les cors, plutôt tendus. Les cordes interviennent plus en légèreté, tandis que la harpe (de Sur Incises, par exemple ?) se détache nettement. Des influences qui traversent les premières pages du maître, Rihm n’a pas retenu Debussy et Messiaen mais Stravinsky et, surtout, l’école de Vienne dont la manière le séduit lui-même [lire notre chronique du 20 janvier 2017]. Pendant sept minutes piano, un contrepoint strictement dodécaphonique est dessiné par le hautbois, les échanges des cordes (on y entend le Livre) que colorent les flatterzunge des trois flûtes – ...explosante fixe..., bien sûr. Le thème voyage dans la demi-sourdine du trombone. On est surpris que ces choix de Rihm mènent pourtant une couleur générale française, très claire : Boulez est précisément dans la rencontre entre la forme et le timbre, oui. Soudain les timbales lancent un grand élan, éclatantes durant une vingtaine de secondes environ. Puis l’entrelacs mezzo piano revient (hautbois, cor anglais, trombone). Un rapide decrescendo, et les timbales finissent, pianississimo. Nous venons d’entendre une très belle pièce.
Le programme s’installe ensuite dans le XXe siècle, avec la Quatrième de Mahler, dont la première se fit en 1901, et, avant elle, le Concerto pour violon et orchestre de György Ligeti (1992). Dans une tenue destroy, la jeune Patricia Kopatchinskaïa rejoint l’orchestre berlinois, en petite formation. Elle a déjà beaucoup joué ce formidable trompe-l’œil et enregistré avec Péter Eötvös [lire notre critique du CD]. Elle se pose pieds nus sur un tapis rouge. Avec la complicité de Rattle et des musiciens qu’il faut féliciter pour l’oscillation initiale du Praeludium, elle signe une interprétation ludique, autorisée par une perfection technique admirable – les accents sforzati sur un ostinato dans un seul instrument, c’est difficile. Le mouvement se déchaîne vivacissimo. Pour Aria, hoquetus, choral (andante con moto), le Hongrois a pris dans sa Musica ricercata un thème qu’il avait aussi utilisé dans les Bagatelles. La soliste commence seule, dans un son feutré. Le lyrique s’affirme progressivement, avec ce brouillage incroyable de la perception par quatre ocarinas. Le motif se distord dans l’aigu pour descendre en glissando au long de l’Intermezzo (presto fluido). La Passacaglia (lento intenso) quasi spectrale est jouée dans un sotto voce étonnant qui souligne son côté Lontano. Le grand crescendo final amène naturellement le dernier mouvement, Appassionato que Kopatchinskaïa interprète dans sa propre cadenza, rageuse et mordante. Une petite blague avec le chef apporte un autre sel à l’histoire : comme fâché qu’on n’ait plus besoin de lui, Rattle soupire et s’en va, sous les applaudissements du public amusé. L’Aria refait surface, elle la chante en plus de la jouer, tandis que les instrumentistes font mine de chercher quelque chose sous les chaises. Derrière les métallophones, Rattle décide du bref final en tutti spectaculaire. Grand succès ! Le bis poursuit l’échange complice : la jeune musicienne donne le duo Baladă şi joc de Ligeti avec le premier violon Daniel Stabrawa.
La tendance du chef britannique à favoriser une certaine plasticité était un avantage dans la première partie du concert. C’est tout l’inverse avec la Symphonie en sol majeur n°4 de Gustav Mahler. Il y a quelque chose de lunatique dans les choix de tempo, comme le début beaucoup trop lent du premier mouvement, puis l’accélération du thème. Chaque pupitre est vraiment plus qu’exemplaire, mais il ne se passe absolument rien. S’en rendant lui-même compte, le patron des Berliner ajoute tout à coup de l’harissa dans le final ! Un meilleur dosage sert In gemächlicher Bewegung, ohne Hast avec des bois superlatifs. Mais n’est pas Simon Rattle qui veut : la première partie du Ruhevoll est absolument sublime – du velours, sur les pizzicati duveteux des contrebasses. La suite est très lente, plus concentrée que jamais, avec une élégance inouïe. Apothéose spectaculaire, puis fin de mouvement en lévitation. En grand forme, Camilla Tilling – soprano décidément très habitué à cette partition [lire nos chroniques du 7 janvier 2015 et du 21 avril 2016] – livre un Lied exquis, dans un tempo idéal pour la voix. Tout est bien qui finit bien. Bientôt, Simon Rattle dirigera Le grand macabre de Ligeti (version de concert) : on espère y être !
HK